D'une légitimité aujourd'hui incontestée, le « tiers secteur » a acquis de longue date ses lettres de noblesse en produisant quelques uns des plus beaux fleurons des Etats-Unis : les plus grands musées, les hôpitaux les plus performants, les universités les plus prestigieuses. La philanthropie irrigue ainsi le pays entier.
Un modèle culturel sans égal
Quand il est question de mécénat, l'exemple des Etats-Unis vient immédiatement à l'esprit. Appuyées sur des appareils hautement professionnalisés, imprégnées de la culture d’entreprise américaine, les fondations ont développé un savoir-faire, une technicité, une expertise qui leur permet de démultiplier leur influence. Les termes de « seed money » (mise de fonds d’amorçage d’un projet), de « challenge grant » (don libéré à condition que le bénéficiaire trouve ailleurs un don de même montant) et de « leverage » (effet de levier et de démultiplication d’un don) font partie aujourd’hui du vocabulaire courant de l’Amérique. Les fondations couvrent tous les pans de vie la publique, de l’environnement à l’éducation, en passant par la santé, les arts et la culture, l’action humanitaire, l’aide sociale...
Plus d’un million d’organisations à vocation d’utilité publique (« public serving organizations ») opèrent aujourd’hui aux Etats-Unis. Cette vocation est sanctionnée par un statut d’exemption fiscale favorable, connu sous l’appellation ésotérique de « 501 (c) (3) », par référence à l’article du Code des Impôts qui définit leurs droits.
L’administration américaine établit une hiérarchie des institutions appelées à bénéficier de ce régime en distinguant notamment les « publics charities » qui pratiquent la levée de fonds et administrent des causes philanthropiques (hôpitaux et universités tombent dans cette catégorie), des fondations privées. Ces dernières, crées par des particuliers ou des entreprises, sont les plus anciennes, les plus nombreuses (83% en nombre) et les plus importantes en valeur totale (85% des actifs). Toutes ces organisations sont tenues, pour bénéficier de la clause d’exemption fiscale, de se conformer à certaines règles : les dépenses doivent correspondre à la finalité caritative et elles doivent atteindre ou dépasser 5 % de la valeur de leur portefeuille de placements. Quant aux ressources, elles peuvent procéder d’activités lucratives, mais celles-ci doivent avoir un lien avec l’activité de l’organisation.
Un régime fiscal particulièrement attractif
Le statut d’exemption est exceptionnellement favorable. Non seulement les organisations qui en bénéficient échappent à l’impôt indirect pour leurs opérations, mais les dons et legs qui leur sont faits ouvrent droit à des avantages fiscaux fortement incitatifs. Ainsi, les particuliers peuvent déduire les dons monétaires aux « public charities » à hauteur de 50% de leur revenu imposable et les dons aux fondations privées à hauteur de 30%. Les entreprises sont autorisées à déduire jusqu’à 10% de leur résultat avant impôt. Quant aux donations en nature (oeuvres d’art notamment), elles sont admises en déduction du revenu, avec des plafonds plus réduits, certes, mais à leur valeur de marché et en exonération de l’impôt sur les plus-values. Les legs, enfin, échappent, lorsqu’ils bénéficient à une organisation charitable, à la lourde imposition des successions, supérieure à 50%. Ces dispositions ne concernent certes que la fiscalité fédérale, mais la quasi-totalité des Etats fédérés a mis en place, au profit des organisations à but non lucratif, des régimes spécifiques d’exemption, qui tendent du reste à s’aligner sur les exemptions sus citées.
Conjugué avec la tradition philanthropique américaine, ce régime fiscal a produit une véritable intégration du don dans la gestion des patrimoines, ainsi qu’un développement d’instruments financiers plus sophistiqués que le don monétaire ou en nature : donations différées d’actifs avec un élément de rente viagère ; polices d’assurance-vie bénéficiant à des « charities »; donation des seuls revenus d’actifs qui restent, eux, acquis aux donateurs ; dotations en capital ou « endowment funds », donations révocables en cas de besoins financiers du donateur…
Ainsi, selon certaines estimations, les Américains commenceraient à pénétrer dans le monde de la philanthropie à partir d’un niveau de fortune de 20 millions de dollars, alors que dans d’autres pays, ce seuil serait de l’ordre de 100 millions de dollars. Aujourd’hui supérieure à 2%, la part des donations dans le PIB n’est jamais descendue, au cours des 30 dernières années, en dessous de 1,7% soit environ 5 fois plus que la France. Cette faiblesse entretient le « tiers secteur » français dans une dépendance structurelle vis-à-vis des subsides publics. En ce sens, le « non-profit sector » et le « tiers secteur » correspondent aux Etats Unis et en France à des réalités différentes.
La disparité entre différents droits nationaux dans l’Union rend certains statuts juridiques particulièrement plus attractifs que d’autres : dans ce contexte, quelle compétitivité et quel avenir pour le mécénat à la française ?
Le mécénat français, une place à part
L’équivalent français de la nébuleuse du « tiers secteur » américain est, pour l’essentiel, le monde associatif, qui se définit lui aussi par la non-lucrativité de ses activités. La France n’est pas moins irriguée, bien au contraire, que les Etats-Unis par ce système, puisqu’il existe près d’un million d’associations*, soit proportionnellement plus qu’outre-Atlantique.
En revanche, il a fallu attendre la loi du 23 juillet 198712 pour que soit énoncé le statut juridique de la fondation, qui se distingue de l’association par sa nature. En effet, alors que cette dernière est un « groupement » de personnes, la fondation incarne un projet d’affectation irrévocable de ressources à la réalisation d’une oeuvre d’intérêt général et à but non lucratif.
Quant au régime de la fondation, il constitue indéniablement un progrès, en conférant un cadre légal à une pratique auparavant encadrée par la seule jurisprudence.
Au sommet de l’édifice, la Fondation Reconnue d’Utilité Publique est créée par un décret en Conseil d’Etat, selon une procédure administrée par le ministère de l’Intérieur dans les mêmes conditions que pour les associations. L’instruction d’une demande de reconnaissance d’utilité publique d’une fondation est souvent complexe en raison des exigences qui s’attachent à sa création. L’un des critères habituellement retenu est celui de la viabilité économique de l’entité, c'est-à-dire le montant de la dotation qui lui est affectée pour financer ses missions, qui doit être d’au moins 800 000 euros. Les Fondations d’Entreprises, dont le régime a été fixé par la loi du 23 juillet 1990, forment une seconde catégorie. Elles doivent disposer d’une dotation initiale à laquelle doit s’ajouter un programme d’action pluriannuel d’un montant minimal de 150 000 euros. Enfin, les Fondations dites « Abritées » sont des causes accueillies au sein d’autres fondations de droit public, telles que la Fondation de France* ou l’Institut de France, et gérées par elles.
En outre, le régime juridique des fondations encadre étroitement leurs ressources. Si les fondations reconnues d’utilité publique jouissent d’une plus grande liberté pour accepter des dons que les simples associations d’utilité publique, leur capacité à recevoir des libéralités est soumise à autorisation administrative.
Pourquoi si peu de fondations en France
Alors que de nombreux pays comme la Grande Bretagne, l’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves, et plus récemment l’Espagne ont depuis longtemps fait confiance à l’initiative privée pour remplir des missions d’intérêt général, la France s’est longtemps méfiée de l’intervention d’acteurs de la société civile, en restant arc boutée sur la croyance traditionnelle que l’Etat a le monopole de l’intérêt général et en est le seul garant. Ainsi, le nombre de fondations est aujourd’hui, en France, à peine supérieur à 2 400, le plus faible d’Europe. De fait, les fondations occupent en France, qu’elles soient Fondations d’Utilité Publique ou Fondations d’Entreprise, une place beaucoup plus modeste que dans la plupart des sociétés qui nous sont comparables. Au regard des 15 000 Fondations allemandes, des 9.000 Charity Trusts britanniques et des 6.000 Fondations espagnoles, nous n’avons à présenter que 2.400 institutions soit 3,5 pour 100.000 habitants contre 15 en Allemagne et 6 au Royaume-Uni13.
Le faible nombre de fondations peut s’expliquer essentiellement à travers trois raisons :
- Tout d’abord et comme nous l’avons déjà évoqué, les fondations se heurtent au succès rencontré par la loi de 1901 relative aux associations.
- En second lieu, l’Etat gardant une forte emprise sur l’utilité publique, craint de voir se développer une concurrence privée qui disposerait de moyens financiers importants et qui serait susceptible de constituer un contre pouvoir.
- La troisième raison est relative au droit des successions. Le code civil institue des réserves successorales pour les descendants et le conjoint afin de protéger la transmission des patrimoines dans les familles. De ce fait, un héritier s’estimant lésé par les libéralités importantes effectuées par le testateur lors de son vivant peut réclamer en justice que ses droits proportionnels soient recalculés sur la base du legs augmenté du montant des libéralités remises en cause. Ceci crée une véritable insécurité pour les fondations qui reçoivent des dons de chefs de famille.
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12. Cf. Annexe 1 : Loi n°87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat.
13. D’après l’Enquête de La Fondation Bertelsmann « Roles and Visions of Foundations in Europe ».